Les circonstances de la vie nous font parfois des pieds de nez. Quarante ans après ma sortie du bahut, nom donné à cet établissement par les pensionnaires, le flâneur que je suis, lors d’une de mes pérégrinations dans les rues longeant les halles de notre belle ville, visualise un homme qui vient à ma rencontre.
Ce quidam, je le reconnais comme étant un des internes, camarade de mes trois années de pensionnat. Étant sûr de moi, j’entre en contact de manière maladroite. Malgré mon geste volontaire, en homme bien élevé, il me fait des excuses comme réponse, je l’invective de la plus belle des façons :
– Alors Goleceta ! Tu ne peux pas faire attention !
– On se connaît ? Ce fut sa réponse.
– Est-ce que tu t’appelles Goleceta ? Si oui, alors cherche où et quand nous nous sommes rencontrés.
Tout y est passé : l’armée, les boules, le sport…
Afin de couper court à son énumération, je lui ai donné comme preuve de mon affirmation :
– Et pourtant, nous avons passé des heures en face-à-face, c’est toi qui m’as appris à jouer aux échecs.
Malgré ces arguments, pas de reconnaissance. Pour le confondre, je lui ai énuméré des noms de gamins de notre classe en lui précisant qu’un certain Aguilar était son meilleur copain. Il me regardait ahuri.
– Tu viens de me révéler mon absence de mémoire.
Pour continuer notre discussion, je l’ai invité à boire un verre dans un café, ce qui était très facile, la rue étant bordée de bistrots, endroits fréquentés par les commerçants du marché couvert.
Pour précision, ce quartier avait la réputation d’être le quartier festif de la ville. Nous pouvions y faire la fête à toute heure du soir à l’aube, autre temps, autres mœurs.
Accoudés au comptoir, nous voilà en train de conter, surtout moi, nos souvenirs de cette cohabitation datant de plus de trente ans. Avant de nous quitter, nous prenons l’engagement de nous revoir, pour ce faire, je lui demande ses coordonnées. Je commence à écrire sur un papier requis auprès du tavernier.
– Goleceta, Christian.
C’est à ce moment qu’il m’interpelle :
– Attends ! Tu te rappelles même mon prénom.
Vous connaissez ma gloriole, j’en ai profité pour lui donner le nom de son village : Saint-baud…
À mon retour à l’agence, j’ai noté sur la dernière page de mon agenda du moment, les patronymes de ma section, il se peut qu’il en manque un ou deux.
Pour en finir avec cet homme, il est le seul de mes anciens camarades du centre d’apprentissage, que je croise régulièrement sur les marchés au cours de mes déambulations.
Deuxième rencontre.
Une autre fois, quelques années passées, j’ai réitéré dans ce registre.
Je ne suis pas certain de la date, mais il me plaît à penser que cette nouvelle anecdote a eu lieu vers l’an 2000, soit plus de 40 ans après les événements motivant mon histoire.
Pour des raisons professionnelles, en allant à Montlouis, une petite ville située à 12 km à l’est de Tours, je passais devant un magasin spécialisé dans la location de matériel pour les travaux du bâtiment. Le responsable de ce magasin étant un de mes anciens clients, profitant de mon passage devant ce dépôt, je m’arrête, voulant le saluer.
Pas de chance ce jour-là, ce monsieur était absent. Apercevant deux hommes en train de charger une bétonnière dans une remorque, je m’approche de ces deux personnages, ayant reconnu l’un d’entre eux comme un de mes anciens camarades d’apprentissage. Je lui tends la main en lui disant bonjour par son nom. Tout étonné, il me regarde et me demande :
– On se connaît ?
– Oui, tu t’appelles bien… ? En le nommant et rajoutant : cherche où et quand ?
– Et en plus, on se tutoie ! Il commence alors à énumérer tout un tas d’hypothèses ne correspondant pas à la bonne réponse.
Pour l’aider à résoudre mon énigme, je lui donne un renseignement en lui annonçant où nous étions en pension ensemble.
Alors là ! Comme un triomphateur, il me répond : vous faites erreur, je n’ai jamais été pensionnaire.
– Et oui, tu as raison, tu n’étais pas interne. Tu étais demi-pensionnaire, mais tu as fait ton apprentissage d’ajusteur comme moi au centre d’apprentissage boulevard Preuilly à Tours, de 1958 à 1961. Ton meilleur copain, c’était un tel… Telle fut ma réponse.
Obligé à se rendre à l’évidence, il fait travailler sa mémoire. Moi, pour l’aider, je lui énumère presque la totalité de nos camarades de la section A.
Se disant touché, il m’invite à venir boire un verre chez lui, sa résidence se trouvant à deux pas. Nous évoquons des souvenirs communs. Il faisait partie des jeunes banlieusards, ceux qui à mes yeux étaient les voyous ; lui faisant part de mon jugement, il me répond très décontracté :
– Ce n’est pas parce que j’ai fait un peu de prison en sortant du bahut que j’étais un voyou.
Il s’en suivit l’explication de son incarcération : Après avoir passé le CAP, il opta pour une vie de bohème avec un camarade de son quartier, en squattant une maison de vigne et vivant de rapines, jusqu’au jour où les paysans environnants ont porté plainte pour le vol de leurs volailles.
Encore une fois, autres temps, autres mœurs ! Aujourd’hui, ce sont eux les juges ?
Un PRESENT actif et bien rempli tend toujours à nous projeter vers l’optimisme d’un AVENIR radieux.
Un PRESENT blasé et oisif nous attire indubitablement vers le refuge du nostalgique PASSE.
Comme on le constate ici, ce PASSE partagé peut s’avérer vécu et apprécié très différemment par chacun.
Comment ne pas s’étonner alors des déconvenues éventuelles de chacun/e, lorsque ce même et hypothétique AVENIR, doit être fatalement partagé à deux ? FR