L’errance dans le voisinage est terminée.
Pour ma première présentation en vue de ce futur travail, papa et maman m’ont accompagné. À leur visage, je ne pouvais pas être sans remarquer un certain scepticisme. Nous, habitants d’un petit village de Touraine, savions bien qu’il y avait des Maghrébins, mais de là à en croiser autant, nous ne nous y attendions pas. Pour moi, rien de tracassant. Je ne suis pas certain qu’il en était de même pour papa et maman. Je suis persuadé qu’ils ne pouvaient s’empêcher de penser à la guerre d’Algérie, cette guerre qui nous opposait aux frères de ces gens que nous croisions et j’allais vivre au milieu de ce monde « hostile ». Pour moi, je ne me posais pas de question : mon rêve se réalisait, je devenais Parisien.
Mes débuts de provincial dans la capitale où un ami élève comme moi du centre d’apprentissage ajusteur lui aussi m’avait précédé : Bernard Delory.
Pour ce premier voyage et mes débuts d’indépendance, papa m’a donné 60 francs. Le prix du voyage aller et retour, Tours-Paris (c’est pourquoi je dis toujours que si je meurs avec 61 francs dans ma poche, j’aurais au moins gagné 1 franc dans ma vie, mais si je meurs ruiné et sans dettes, je n’aurai jamais perdu que 60 francs dans cette même vie).
Cet ami qui m’avait précédé travaillait de nuit dans une entreprise de réfection de chauffage à l’hôtel George V. Comme il dormait le jour, nous occupions une chambre d’hôtel dans le 9e arrondissement utilisant le lit en alternance. Cette période de cohabitation dura peu de temps, ayant eu un point de chute pour les week-ends. La famille Mollet : un oncle, tonton Gustave et tante Marcelle, sœur de grand-mère Marie, parents de trois filles, Josette, Jacqueline et Danièle. Le jour où j’ai commencé ma relation avec cette famille de culture parisienne, j’étais loin de me douter des événements que cette nouvelle vie me procurerait. J’allais être le témoin des amours de mes cousines et vivre avec elles leurs joies et les petits désagréments occasionnés par les aléas dus à ces moments de vie sentimentale, pas triste. Le début de ces rebondissements commença par un flirt entre une d’elles, Jacqueline, et Bernard Delory, mon colocataire.
Notre vie en hôtel partagé ne dura pas très longtemps. La chance voulue que l’appartement voisin de la famille Mollet se libère. Nous avons pris la suite de cette location tant et si bien que nous nous sommes retrouvés les voisins de palier de mes cousines. Je ne saurai pas dire pourquoi, mais une chose certaine, c’est que les amours de Jacqueline et Bernard se sont détériorées si bien que notre colocation n’y a pas survécu. Les raisons de cette séparation sont encore hypothétiques, mais il est certain que nous ne pouvions plus nous supporter, mon ami et moi. Nous devions être deux garçons, très bons amis, mais nous n’étions pas faits pour vivre ensemble. Le peu de souvenirs de cette période est la chance d’être le voisin des cousines. Les autres sont les aléas de deux jeunes gamins se retrouvant comme occupants d’un appartement avec toutes ces contraintes, loin de ce que nous avions imaginé. Un souvenir catastrophe de ce court passage fut d’avoir allumé un poêle à fuel sans m’être rendu compte qu’il n’y avait pas de tuyaux d’évacuation des fumées et, de ce fait, d’avoir enfumé tout l’appartement. Cette maudite fumée sortant par les fenêtres, ma peur était que les voisins appellent les pompiers. Un des autres problèmes était la cuisine. L’un comme l’autre ne savions cuisiner, question bouffe, nous étions de vrais nuls (grand merci, je me suis amélioré depuis).
Après ce court passage rue Au Maire, nous nous sommes retrouvés dans un foyer de jeunes travailleurs à Épinay-sur-Seine proche de Gennevilliers, lieu de notre travail à Bernard et à moi. J’avais fait entrer entre temps mon ami à la Thomson où il a fait toute sa carrière. Je crois qu’il a fini comme ingénieur maison.
Monsieur Vincent, le directeur de ce foyer, était un ancien directeur d’une maison familiale, l’Auberdiére, se situant à Joué-les-Tours, où Bernard était pensionnaire avant sa venue comme interne au centre d’apprentissage en qualité d’apprenti ajusteur. Cela a favorisé notre entrée dans ce foyer.
Cette nouvelle phase de ma vie fut des plus confortables. Je gagnais bien ma vie. Ma première paye, je l’ai reçue à la fin de la semaine de mon embauche. Son montant était de 125 francs. C’est une somme qui ne représente rien aujourd’hui, mais pour donner un aperçu du coût de la vie en ce temps-là, je payais comme pension au foyer 250 francs par mois, ce qui me donnait droit à la jouissance d’une chambre, aux petits déjeuners et aux repas du soir. Pour régler ceux-ci, il nous était fourni des tickets qui étaient valables dans les foyers des jeunes travailleuses de la même chaîne. Il y en avait un à St Ouen où, souvent, nous allions dîner. C’est dans ce lieu que je mettais mon cuir chevelu à la disposition des apprenties coiffeuses afin de leur servir de modèles.
Les 30 mois de passage dans ce foyer m’ont permis de rencontrer un éventail de personnages hétéroclites. Je devais avoir un sens d’adaptation et je crois, toute modestie mise à part, que ma compagnie n’était pas déplaisante. Fréquemment, ma chambre tenait de lieu de rendez-vous. Ce qui était particulier, je fréquentais aussi bien des loustics frôlant la voyoucratie que des ingénieurs un peu snob ou tout du moins un peu plus réservés. Ces différents personnages venaient me retrouver, mais jamais de concert.
Ma vie professionnelle se déroula d’une façon des plus agréables. Il est vraisemblable que celle-ci se serait terminée dans cette société si l’emplacement géographique de cette usine ne s’était pas situé en région parisienne. Le petit campagnard que j’étais a tenu le raisonnement suivant au bout de trois ans : « Si tu continues dans ce déroulement de carrière, tu seras prisonnier de celle-ci et tu passeras ta vie, comme tes collègues, à travailler onze mois de l’année pour un mois de vacances et quelques week-ends à la campagne. » Et voilà pourquoi, au retour des vacances, j’ai donné ma démission au grand étonnement de tous mes collègues de travail, car pour eux, il ne faisait aucun doute que mon avenir était tout tracé dans cette entreprise.
Quelques aperçus de ma vie professionnelle dans cette entreprise ; je fus embauché comme ajusteur P1. Le déroulement d’une carrière dans cette catégorie de professionnels veut que nous passions P2 vers vingt-cinq ans, tout du moins dans l’atelier dans lequel j’exerçai. Dans les autres ateliers, le chef d’atelier étant moins rigoriste. Il arrivait que des ouvriers passent les échelons plus facilement, ce qui arriva pour Bernard Delory ; il est vrai qu’il était mon aîné d’un an.
Quand cet ami me fit part de sa progression, je pris rendez-vous avec le chef d’atelier pour lui demander de bien vouloir me faire passer le test de P1 à P2. Je considérais que le travail qui m’était dévolu correspondait aux travaux exécutés par mes deux voisins d’atelier, étant respectivement P2. Du haut de mon orgueil, j’ai sollicité un rendez-vous avec ce chef d’atelier afin de lui faire part de ma requête de vouloir passer les tests qui permettent d’acquérir l’échelon P2. Lors de cet entretien, celui-ci me signifia un refus catégorique. L’argument de ce monsieur étant que dans cet atelier, il n’était pas pensable que nous puissions P2 avant le service militaire, ce à quoi je répondis du haut de mes dix-neuf ans : « Alors si je ne fais pas de service militaire, je ne serai jamais P2 ». En quittant le bureau, je dis ce qui a outré tout le management de l’atelier avec l’arrogance du gamin que j’étais.
– Vous me décevez.
Je n’ai pas compris et ne comprends toujours pas ce que mes propos avaient de si outranciers. Ce qui me reste en mémoire et qui fut la cause de mon accession au grade de P2 avant 20 ans, fut que ce chef d’atelier charismatique qui détenait le pouvoir de mon changement de qualification tomba malade. Tous les ouvriers de l’atelier furent affligés, du moins tous le laissaient croire. Je ne suis pas sûr de la sincérité de chacun. Moi qui avais de la rancune, je laissais croire que la santé de ce monsieur me laissait indifférent, tant et si bien que mon chef d’équipe, à qui mes propos étaient revenus aux oreilles, vint me voir en me disant que c’était maintenant au tour de la maîtrise d’être déçue de mon comportement, ne comprenant pas qu’un garçon comme moi puisse avoir de tels propos. Il était froissé de l’indifférence que j’éprouvais au sujet de la maladie de notre chef d’atelier. Le comportement de mes supérieurs ne changea pas ; ils ne tinrent pas compte de mon manque de mansuétude. L’événement qui motiva ce blabla fut l’annonce de mon chef d’équipe qui, en venant me faire part du décès du chef d’atelier, m’informa que ce monsieur avait demandé que je passe les tests pour ce fameux passage de P1 à P2, ce que je fis et c’est la raison qui a fait de moi un P2 avant mes vingt ans.