23 novembre 2024

PARIS 3

LA THOMSON HOUSTON.

D’autres anecdotes de vie dans cette société ont laissé en moi des souvenirs de solidarité que, malheureusement, je n’ai pas retrouvés dans l’entreprise où j’ai travaillé en revenant à Tours.

Un exemple de cette fraternité et je suis des mieux placés pour juger de cet événement. J’étais en poste de travail sur une fraiseuse dans la partie de l’atelier réservée aux machines-outils : les tours, les fraiseuses, les perceuses, etc. Il était de principe lors de l’embauche d’un nouvel ouvrier que celui-ci arrose sa réussite en guise de bienvenue après la période d’essai d’une semaine. Pour ce faire, ce nouveau camarade amenait des bouteilles, en général de l’apéritif (exception de ma part lors de mes arrosages : je me faisais l’ambassadeur de mon terroir en arrosant mes augmentations, car elles aussi étaient soumises aux rites des arrosages avec du Montlouis afin de le faire connaître).

L’embauche d’un nouvel arrivant dans cette société était liée aux conditions suivantes : qu’il soit ce qu’il prétendait être dans sa qualification professionnelle, et avoir un casier judiciaire vierge. Ce qui motive mon commentaire à venir fut un événement qui suscita un mouvement de solidarité de la plus grande partie du personnel de cette entreprise. Dans les années soixante, l’époque de ma présence à la Thomson, une campagne de publicité passait sur les radios et à la télévision, incitant les entreprises à embaucher des jeunes ayant eu des démêlés avec la justice, afin de faciliter leur réinsertion dans la société. Le cadre et les bases de cette anecdote étant narrés, voici le récit. 

La fraiseuse
Un pied à coulisse, l’emblème des ajusteurs, modifié avec le socle et sa pointe de ma fabrication, est utilisé ainsi comme trusquin de traçage (seul vestige de mon travail au pied de la machine-outil, perruque autorisée par ma hiérarchie).

Un tour.

La fraiseuse sur laquelle je travaillais était voisine d’une autre machine : un tour. C’est sur ce tour qu’un jeune blond, de mon âge à un an près, vint passer une semaine d’essai en vue de son embauche. Cette période et son travail donnèrent satisfaction, ce qui occasionna l’arrosage le samedi midi, rituel pour ce genre d’événement relaté plus haut. Ce jeune homme s’étant acquitté de cette obligation, nous considérions, nous les collègues d’atelier, que son embauche était définitive en CDI, car c’était le temps où les CDD n’existaient pas.

Hé non, contrairement à ce que nous aurions pu croire, le déroulement de cette embauche prit une autre tournure. Le lundi matin suivant cet arrosage, le nouveau tourneur prend son poste de travail. La matinée se déroule normalement : lui devant sa machine-outil, un tour, moi à ma fraiseuse. Nous n’échangions pas beaucoup de paroles, car ce voisin n’était pas un bavard : il ne parlait que pour le strict nécessaire. Je m’y étais habitué : tout le monde n’est pas aussi bavard que moi.

La matinée de ce lundi terminée, nous allions manger à la cantine de l’usine. Pour ce faire, nous nous rendions à ce restaurant d’usine la plupart du temps en blouse de travail. Nous passions au vestiaire simplement pour nous laver les mains. Quel ne fut pas notre étonnement quand nous vîmes ce nouveau collègue quitter sa blouse et préparer son sac comme s’il partait. Il n’en fallait pas plus pour exciter notre curiosité : nous le pressâmes de questions pour qu’il nous renseigne sur ce comportement nous paraissant anormal.

Il nous donna comme réponse que les instances de notre société n’avaient reçu son extrait de casier judiciaire que ce matin. Celui-ci n’étant pas vierge ; une condamnation d’un an de prison figurant dessus, il lui avait été signalé de quitter l’usine en catimini entre midi et une heure, l’heure du repas, mais ça s’était sans compter sur la réaction des gens de cœur de cette entreprise. Il n’en fallut pas plus pour que la majorité du personnel ne reprenne pas le travail et descende dans la rue à l’heure d’embauche, demandant une entrevue avec le chef du personnel. Ce monsieur faisant la sourde oreille, nous montâmes assiéger son bureau. Comme toujours, mes collègues dans ces occasions me placèrent en première ligne, il faut dire qu’ils n’avaient pas besoin de me forcer. Quand notre interlocuteur voulut bien nous recevoir, il tomba sur le premier de la bande, en l’occurrence moi. Échange de mots entre nous deux. Je me rappelle cette conversation :

– Monsieur, tous les jours à la télévision et sur les radios, nous entendons qu’il faut aider les jeunes ayant eu des ennuis avec la justice.

La réponse de ce monsieur contre toute attente :

– Vous n’êtes pas obligé de regarder la télé.

Ma réponse était des plus faciles, car l’usine, sur les trois de Gennevilliers, la nôtre, travaillait exclusivement pour la télé. À cette époque, les ingénieurs mettaient au point la télévision couleur.

– Si nous ne regardons pas cette télé, à quoi bon, notre travail n’est-il pas de travailler pour la télé.

Le reste de la conversation m’échappe, mais ce qui est sûr, ce jeune embauché a gardé son travail parmi nous. Un an après, quand j’ai quitté l’entreprise, il faisait toujours partie du personnel. Cette petite histoire me valut, lors d’un retour à Chemillé avec M. Claude Leddet, une recommandation d’un ton pas du tout agressif. Il me dit simplement :

– Tu sais, « tu m’en mxxxxx », je ne veux pas te sermonner, mais saches une chose : quand tu défiles pour revendiquer avec tes amis, ceux-là notent en première ligne, en tant qu’agitateur, le nom de Duhard.

Ayant compris le stratagème de mes petits camarades, je les informais à mon retour que désormais, quand ils décideront d’une heure de grève, je ne ferai que la dernière demi-heure. Le message fut compris vu mon état d’esprit et admettant leur erreur de toujours me citer dans les premiers lors des conflits postérieurs à cette recommandation.

Le temps passé dans cette entreprise fut assez plaisant. Il est vrai qu’il m’arrivait souvent de regarder la pendule. J’en déduis que les aiguilles me semblaient ne pas tourner bien vite. Le travail était très intéressant et surtout pas répétitif et comme je changeais de poste suivant les besoins, aussi bien à l’usinage, au montage, dans les laboratoires, cela me convenait parfaitement.

Il ne m’est pas arrivé de gros ennuis, sinon un jour où je travaillais à mon établi, mon chef d’équipe déposa derrière moi un barreau de stéatite d’une longueur d’un mètre environ. La stéatite est une sorte de grés qui servait de support à des contacteurs. Celui-ci était destiné à un pays du Moyen-Orient. Il était attendu d’urgence pour dépanner un émetteur de télévision dans un des Émirats arabes. Le travail sur cette pièce avait accaparé les différents corps de métiers pour son élaboration, il ne me restait plus que la finition à parfaire.
 

Mon chef, ayant déposé cette pièce, me donna les ordres du travail à exécuter, il tourne les talons. Moi, je continue mon occupation côté établi. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes aperçus que cette maudite pièce cylindrique, profitant d’un mauvais calage, roula sur la table de travail jusqu’à sa chute et, comme un vulgaire morceau de verre, se retrouva comme tessons. Je ne vous dis pas le bordel que cette maladresse provoqua dans l’usine. Je dis bien l’usine, car toute la maitrise était aux cent coups. J’aurais pu porter le chapeau étant le personnage en bout de course, hé bien, non. Dans cette entreprise, il n’y avait pas de chasse à l’homme ; le mal était fait, personne n’a recherché de coupable. Des ordres et des décisions ne se sont pas fait attendre : un barreau fut illico remis en fabrication, les ouvriers ont travaillé tard dans la nuit pour une livraison dans les plus brefs délais. Je ne suis pas sûr, mais il me semble qu’il a fallu affréter un avion pour réparer cette bévue.

La seule fois où j’ai profité du privilège de ma relation avec M. Claude Leddet, ce fut à l’occasion d’une foire-exposition de machines-outils au Palais de Versailles. Ayant appris que la Thomson avait des tickets d’entrée gratuits pour cette exposition, j’ai demandé à mon chef s’il m’était possible d’en avoir un. Comme la réponse fut négative, je me suis permis de demander à mon mentor si lui pouvait m’en procurer. Et bien sûr, il combla ma requête ; il fit même du zèle en me donnant deux bons d’entrée, me disant de faire cette visite avec un collègue de mon choix. Ce que je ne pouvais pas prévoir, à ma grande surprise, c’est qu’il avait joint deux bons d’absence pour que nous puissions effectuer cette visite pendant les heures de travail. Fort de ces autorisations, toujours ce maudit orgueil, je m’empresse de rendre compte à mon chef de cette acquisition, ce à quoi il me répondit simplement :

– Ah ! La Thomson Leddet…

Pour ce qui est de ce passage dans cette entreprise, il ne me reste en mémoire que de bons souvenirs relatifs à l’ambiance des syndicats forts et des patrons non obtus.

Bien que tous mes collègues connaissaient ma relation privilégiée avec ce dirigeant durant les trois années de présence dans cette société, jamais ils n’en ont tenu compte.

2 Comments

  • Adieu balançage, trusquinage, traçage, pointage, ébauchage, planage, centrage, rabotage, fraisage, tournage, alésage, perçage, rainurage, taraudage, filetage, taillage, rodage, polissage, ébavurage, calibrage …… Mis à part les copeaux brillants et l’odeur de l’huile de coupe, tout ceci est maintenant d’un autre âge !!
    Vive le Centre d’Usinage à Commande Numérique, un bras robotisé y charge la pièce brute et quelques secondes plus tard, la ressort toute chaude et complétement usinée !!
    Ainsi, l’Ajusteur aux mains sales, évoluant dans sa technique, mais l’oeil aux aguets, devient face à sa machine un Programmeur !!
    Pour le reste, Coup de Piston ou Coup de Gueule des Syndicats, après « Tentatives de Négociations » … peu de chose changées !!! F

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