Aujourd’hui, trente ans plus tard, nous ne pouvons que nous louer d’avoir acquis cette maison, d’avoir pu l’aménager à notre goût. Mais un des plus beaux cadeaux que nous devons à cette acquisition fut la connaissance de nos voisins, la famille Villedieu, aujourd’hui devenus des amis et quels amis ! Cette amitié ne fut pas spontanée. Les premières années, nous avons entretenu des relations de voisinage, sans plus. Ce monsieur Michel, surnommé par ses proches Mimi, exerçait le métier de menuisier-ébéniste.
Nos premières relations se sont établies quand je l’ai recommandé auprès d’un jeune couple à qui je venais de vendre une maison à laquelle il fallait changer les portes et les fenêtres. Ce fut le premier chantier dans son art ; par la suite, il y en eut beaucoup d’autres. Tout le temps de son exercice, nous nous sommes vouvoyés. Je dois à cet ami ma conversion d’ajusteur-fraiseur (mes seuls diplômes reconnus) en bricoleur du bois, me servant de mes connaissances des machines-outils (pour usiner les métaux) afin de travailler le bois.
Cette envie de travailler le bois m’est venue en voyant ce voisin continuer son art à sa retraite dans un atelier qu’il avait aménagé au fond de son jardin. Il était équipé, pour réaliser ses œuvres, d’une machine multifonctions que l’on appelle combiné. Cette appellation vient du fait que le même moteur peut entraîner, en faisant une simple manœuvre (changer une courroie), soit la scie circulaire, soit la toupie ou la raboteuse dégauchisseuse. Ces différentes machines donnent la possibilité d’exécuter la plupart des travaux de menuiserie ou d’ébénisterie en amateur.
Comme cet homme très affable ne faisait rien pour me repousser, je ne ratais jamais une occasion de lui rendre visite. Il nous était facile, pour lui comme pour moi, de nous rencontrer, nos soupiraux étant situés de chaque côté de la rue en vis-à-vis. Notre première action en descendant dans nos sous-sols était de les entrouvrir afin de signaler notre présence, ce qui signifiait que les rencontres pouvaient commencer. Il était de bon ton de nous invectiver avec beaucoup de sarcasme. Un jeu s’est installé dans nos relations qui pouvait surprendre les personnes nous rencontrant pour les premières fois. Comme je suis un sans-gêne, quand je voyais une voiture d’un de ses amis garée dans la rue, je savais que leur entretien se déroulait devant une bouteille de rosé. Je profitais de l’entrebâillement du soupirail pour m’inviter à la table de dégustation. Comme j’arrivais par le sous-sol, mon ami m’entendait arriver et je l’entends encore dire d’un ton que je ne pourrais jamais oublier :
— Ce n’est pas vrai ! Le voilà encore, celui-là, s’empressant de me servir un verre. Bien des fois, le verre était déjà sur la table, je suis certain qu’il prévoyait ma venue.
Que de fois, j’ai pu le remercier à juste titre pour tous les services et les travaux qu’il a exécutés pour nous et les enfants ! Il avait horreur de ces remerciements, il me répliquait : « C’est un juste retour des choses. » Il se sentait toujours redevable des chantiers que je lui ai donnés du temps où j’étais dans l’immobilier. Je devrais pourtant lui en vouloir, deux de mes doigts n’ont pas survécu à notre amitié, car il n’était pas rare lors de mes visites dans son petit atelier que je lui fasse part sans grande conviction de l’intention de m’équiper d’un combiné comme le sien. Mon hésitation venait du fait que je ne savais pas si je serais capable d’utiliser ce matériel. Que diable d’avoir émis ce vœu ; je dois à ce désir mes mutilations.
Eh oui, mon voisin ne savait pas quoi faire pour nous être agréable et en particulier envers moi. Il suffisait que je formule une requête pour qu’il la prenne comme un ordre. Il n’était pas rare qu’il satisfasse mon souhait dans la mesure de ses possibilités. Je le considérais comme mon « principal fournisseur » en quoi que ce soit : aussi bien la quincaillerie que n’importe quel autre besoin. L’espace libre dans sa maison : le sous-sol et les dépendances étaient pleins d’objets hétéroclites, récupérations de la vie d’un fouineur né. Combien de fois ai-je remercié le ciel de l’avoir comme voisin, trouvant la plupart du temps l’outil ou le matériau me manquant dans son fatras, une véritable caverne d’Ali Baba.
Comment je me suis retrouvé en possession de ma machine-outil pour œuvrer le bois, la cause de mes mutilations.
Un matin, Michel me téléphone au bureau, m’informant qu’il avait trouvé pour moi dans un journal de petites annonces un particulier qui avait mis en vente un combiné pouvant me convenir. Il me pressait pour aller voir ce matériel. Sans tarder, je suis venu le chercher pour nous rendre chez ce vendeur. C’était un ancien menuisier qui avait acquis cette machine dans l’intention de continuer à exercer son art pour occuper le temps libre que lui octroyait sa retraite. Cet homme résidait avec son épouse dans un appartement au nord de la ville. Il louait un atelier où se trouvait la machine désirée dans un autre quartier. Il fallait pour nous rendre en ce lieu reprendre la voiture. Le temps du trajet, nous échangeâmes quelques propos. Le propriétaire de l’outil, au cours de la conversation, me demanda la motivation de mon achat, me faisant remarquer aussi, d’un ton assez sceptique, que je n’avais rien d’un menuisier. Ce à quoi je répondis en lui montrant mes deux mains : « Hé non. » Je ne fais pas partie de votre corporation ; comme vous pouvez vous en rendre compte, je suis en possession de tous mes doigts, car ces deux professionnels m’accompagnant étaient amputés. Michel d’un pouce, et son collègue d’un index et d’un majeur. Bien mal m’en a pris, quelques années après, trois de mes doigts étaient atrophiés, dont l’index droit raccourci d’une phalange.
Le marché pour l’acquisition de ce matériel fut conclu en un coup de cuillère à pot. Ce couple de vendeurs étant très content de me céder cet outil. Ils m’ont conseillé, ne cessant de me seriner sur le chemin du retour que j’avais fait l’affaire du siècle en acquérant ce matériel. Ils avaient raison, car, malgré mes mutilations, je ne regrette en rien mon achat ; celui-ci m’a révélé une dextérité que je ne me connaissais pas. Pour minimiser cette maîtrise, je ne suis pas né avec un don, j’ai simplement transposé mon expérience de fraiseur-ajusteur sur métaux, en l’exécutant sur le bois.
Revenons à cette famille qui a pris une grande place dans nos relations. Et pourtant, nous ne partageons pas les mêmes idées politiques. Combien de fois ai-je pu leur demander la raison de cette option, ne correspondant en rien aux personnages pour lesquels ils donnent leur voix lors des élections, malheureusement pour moi comme pour beaucoup de mes proches. Des êtres qui vivent de la plus belle façon, côté générosité, avec des comportements des plus nobles ; ils ont sûrement leur raison que je ne partage pas. Je ne sais pas si je l’ai dit : je suis de gauche, admiratif des premiers représentants de l’idéologie socialiste, c’était il y a bien longtemps.
Sur nos relations, je pourrais en écrire des pages et des pages avec les bienfaits, les services rendus, les moments de plaisir passés devant nos verres, en palabrant. Ce professionnel, qui avait la délicatesse de ne jamais critiquer mon travail, prenait un air étonné devant mes travaux, me répétant sans cesse : « Il y a longtemps que tu as récupéré ton investissement. » Nous avons vécu en parfaite harmonie une quinzaine d’années, donnant un petit peu d’animosité au passage de la rue ; je parle de ces voisins devenus de très grands amis, une véritable complicité nous a liés jusqu’au jour où il nous a quitté au mois d’août 2008. J’ai toujours pensé qu’il voulait partir. Depuis très longtemps, quand nous parlions de personnes âgées, des gens atteignant les 80 ans, il me disait toujours : « Moi, je n’y arriverai jamais », ce à quoi je répondais :
— Es-tu fou ? Comment peux-tu parler comme ça ?
— Tu verras ! Était sa réponse.
Malheureusement, les faits lui ont donné raison. Petit à petit, nous l’avons vu s’attrister, moi moins que son épouse Claudie, mais comme j’étais assez proche d’elle, elle partageait les soucis que lui causait la santé de son mari. Elle a tout tenté pour conjurer cette empathie : ils ont consulté de très nombreux médecins, fait faire toutes les analyses, rien d’anormal ne s’est révélé lors de ces examens. N’étant pas médecin, je ne puis porter de jugement sur ces résultats, mais je me permettrai de dire simplement qu’ils faisaient fausse route ; pour moi, Michel, c’est d’un psychanalyste qu’il avait besoin.
Au fil du temps, ses proches et ses amis, dont je faisais partie, ne pouvaient qu’assister à un certain déclin de son état, mais rien ne nous laissait présager d’un dénouement aussi brutal. Il revenait souvent dans ses conversations qu’il était fait pour dormir. J’étais un témoin de cette lassitude, car jamais il n’a changé son habitude de venir fumer une cigarette et boire une larme de rosé les après-midis en notre lieu de rencontre, la cave, jusqu’à l’avant-veille de son grand départ. Sa non-venue la veille avait pour cause que c’était un dimanche. Ce jour-là, il avait joué à la pétanque avec sa famille. Le lundi matin, comme tous les jours, je sonne pour prendre la commande du pain que je leur ramène depuis des années, ce qui me valait le diminutif de « boulangère » ; il ne manquait jamais, à mon retour, de dire « voilà la boulangère ».
Ce lundi matin, je sonne pour prendre ma commande. Claudie me dit ce matin qu’il ne veut pas se lever. Je ne suis pas plus étonné que ça de ce vœu, il m’avait tellement répété qu’il ne voulait plus que dormir : il me disait souvent « je suis bien que dans mon lit », mais j’étais loin de me douter du déroulement de cette journée. Pour une raison que j’ai oubliée, en allant chercher le pain, je me suis rendu chez un ami habitant à Fondettes, un village situé en banlieue de Tours, à un quart d’heure de notre rue. Nous étions mon ami et moi en train de déguster un verre de vin blanc sur sa terrasse quand mon téléphone a sonné. C’était Bénédicte qui me parlait d’un ton très angoissé : « Papa, reviens vite à la maison, M. Villedieu ne va pas bien. » Je ne perds pas un instant, un quart d’heure, le temps qu’il m’a fallu pour parcourir le chemin du retour. Je me rends directement chez nos voisins où Claudie et Danièle, complètement affolées, m’informent qu’elles essayaient de joindre un médecin sans pouvoir y arriver. Sans plus, je monte au chevet de mon ami. Il était alité, inerte, les yeux fermés, respirant avec difficulté. Jugeant de l’état, je dis aux deux femmes que ce n’est pas un docteur qu’il faut appeler, ce sont les pompiers. Je joins le geste à la parole et fais le numéro d’urgence. Je tombe sur un correspondant qui me pose des questions sur l’état de mon ami. Je réponds à ces questions avec vraisemblablement un ton d’impatience, pensant qu’il ferait mieux de venir sans tarder, ce que mon interlocuteur a dû remarquer, car il m’a informé que les secours étaient partis ; s’il me posait des questions, c’était dans le but de nous envoyer le médecin correspondant aux symptômes que je devais lui décrire. Comme je lui narrais ce que je voyais, il me recommanda d’aérer en ouvrant les fenêtres, de secouer mon ami et de lui crier dessus, ce qui me fit hausser le ton. C’est à ce moment que Michel a levé le bras, ce que j’ai décrit à mon interlocuteur, en lui contant ce que je voyais. Je m’entends encore lui dire :
— Il lève le bras comme pour me dire au revoir.
Ce fut son dernier geste. Je suis persuadé que mes cris ont éveillé en lui un réflexe : il a reconnu ma voix et m’a fait un au revoir transformé en adieu. Suite à ces événements, les pompiers sont arrivés, ils ont tout fait pour sortir notre ami de sa léthargie, sans succès. Ils l’ont hospitalisé en nous informant qu’il n’y avait pas d’espoir. Pour eux, il était mort cliniquement. Il a survécu trois jours sans reprendre connaissance avant de nous quitter définitivement.
Merci Yves de nous faire partager tes moments de grande émotion.
A plus.Bertrand.
yves, c est avec beaucoup d’émotion que je viens de te lire
M Villedieu, je dirai plutot Mimi demeurait à gauche de ma maison
que de souvenirs joyeux
Detail symbolique pour nous :
le jour oû il t’a levé sa main pour te faire signe
fut le jour des obseques de mon.Papa
merciiiiii
Paddl
Belle oraison funèbre pour ce cher voisin Michel, que je n’ai pas connu, mais que je présume selon tes dire et la placidité de son visage, comme un homme discret, paisible, fidèle, attentionné, laborieux, appréciant raisonnablement bonne chère et bon vin, en un mot un honnête « compagnon », au sens professionnel et humain, que l’on aurait tous souhaité avoir comme copain ….
Les circonstances de sa mort en elle-même confirme cette paisible sagesse d’esprit … La sentant sans doute s’approcher en rampant, au fil de failles physiques et/ou de lacunes psychiques, plutôt que de s’insurger et vainement lutter, l’esprit en paix et ses affaires réglées, il a choisi de pactiser avec elle en se réfugiant dans l’apaisant sommeil.
Le lit c’est bien connu est le lieu de tous les dangers pour l’Homme en effet d’après les statistiques, c’est à 96 % l’endroit où l’on meurt le plus souvent !!! Mais au diable, sacrebleu, qu’on y est bien dans sa douillette torpeur, lorsque les vieilles douleurs vous laissent répit (c’est ici un quasi nonagénaire connaisseur qui vous en cause !) et après tout, juste retour des choses, c’est dans ce havre de paix, que le plus souvent aussi, nous avons été fabriqués !!! FR
Lors de ce nouvel accès dans l’espoir d’hypothétiques et subtils commentaires à nos calembredaines, j’ai relu mes propres balivernes et horreur, y ai découvert une horrible faute d’accord !!!
N’ayant pas possibilité d’effectuer la correction de mon texte, je dépose donc ici à cet effet un « n » et un « t », comptant sur votre sagacité pour que vous les replaciez vous-même en bonne place.
Avec toutes mes excuses et mes remerciements. FR