3 mai 2025

LE TEMPS DES CARRIOLES

Je n’avais jamais pensé qu’un jour, il me viendrait une drôle d’idée : relater le temps où les voitures hippomobiles étaient le moyen de locomotion satisfaisant aux besoins des déplacements de la population. Quand j’avais 10 ans, en 1954, il y avait bon nombre de ces carrioles charroyant les Chemillois.

Comment cette idée saugrenue a pris forme ? En discutant avec une ancienne écolière qui, comme moi, a plus de quatre-vingts ans. Nous nous sommes retrouvés en sortant d’un office religieux. Malheureusement, comme la plupart du temps, vu nos âges, ces réunions occasionnent des retrouvailles. Ce mardi 22 avril, deux départs ont occasionné deux cérémonies ; une le matin en l’église de Chemillé-sur-dême ; l’autre l’après-midi en l’église de Villedieu-le-Château ; une distance de cinq kilomètres entre les deux édifices.

Ceci dit, oublions la cause ; et, comme la plupart du temps, nos palabres ont pris la couleur de nos souvenirs qui se sont déroulés il y a plus de 70 ans, un autre temps ! Cette femme se comportait en « garçon manqué » (comme on le disait dans l’ancien jargon, aujourd’hui, je ne sais pas comment nous devrions dire, n’est-ce pas, mesdames).

La ferme dans laquelle résidait la jouvencelle se situait à deux kilomètres du bourg. La route qui reliait ces deux points passait devant notre maison. C’est de là que notre héroïne m’étonnait par son comportement  : elle chevauchait un cheval qui passait au galop devant le portail de notre maison.

En lui rappelant ces moments de première jeunesse, il m’est revenu en mémoire la carriole servant de moyen de locomotion des contemporains. Je me suis revu à cette époque où ce genre d’attelages parcourait les rues du village.

J’avais dix ans et nous vivions cet état de choses comme normal, ce qui l’était  ! Ce qui l’est moins, quoique… C’est peut-être ma façon de voir, mais je me retrouve dans l’esprit vivant comme au temps du XIXᵉ siècle.

Vous savez, mes petites et mes petits, j’ai embrassé mon grand-père qui a embrassé lui-même une femme qui aurait pu être la petite amie de Napoléon III.

Pour l’explication, rendez-vous dans l’histoire  : LES CENTENAIRES N° 1.

Pour ce qui va suivre, je laisse ma place à un fidèle de mes lecteurs, ne m’épargnant pas dans ses commentaires.

Ayant échangé oralement avec lui sur mon futur article : « Les CARRIOLES », il s’est empressé de m’envoyer ce que j’aurais aimé écrire. Dix ans nous séparant, les souvenirs relatifs aux transports hippomobiles sont beaucoup plus fleuris.


Soulevons ici un coin du voile de mes origines Berrichonnes paternelles, ou…
« La visite cheu M’man »

Cela remonte aux années 1941/42, j’avais donc 6 à 7 ans, c’était en début de cette « Drôle de Guerre », où notre bourg de Ligueil, qui avait déjà accueilli l’exode des réfugiés Français du Nord et de l’Est, était encore assez éloigné des atrocités du Front et de l’envahisseur que nous appelions encore Allemand, avant de le traiter de Boche, lorsque, par la suite, nous avons dû endurer de plus près ses brimades et ses sévices.

Mon Grand-Père paternel Armand Baptiste Rousseau (1882/1951), qui venait de se retrouver veuf, suite au décès de ma Grand-Mère Berthe Alphonsine née Bruneau (1892/1940), se faisait joie de me proposer de l’accompagner pour visiter sa vieille M’man, Louise-Madeleine née Veauvy, habitant à Châtillon-sur-Indre. Cette escapade programmée de longue date, était en quelque sorte ses seules vacances, elles lui permettaient ainsi de retrouver son milieu familial et ses vieux copains de jeunesse.

De mon lointain souvenir, j’ai gardé de lui l’image d’un charmant Bonhomme, certes un peu rustique, mais d’un réel bon sens campagnard, foncièrement généreux et qui me vouait une profonde vénération, étant à l’époque son unique petit-fils. À sa naissance mon Père avait eu un Frère jumeau qui était décédé quelques jours plus tard. Tout étant déjà prévu pour deux, ses parents ont alors recueilli sans autre formalité administrative un bébé dont la Mère venait de mourir en couche, il s’appelait Abel Rosney. Ce fut jusqu’à l’âge de quatorze ans le compagnon de jeu et d’école de mon Père, qui, au stade du Certificat fut dirigé vers « l’Ecole Supérieure », tandis qu’Abel entra en apprentissage chez un boucher. Il y demeura jusqu’à sa majorité après avoir acquis sa totale indépendance, tout en gardant longue et profonde reconnaissance envers mes Grands-Parents qu’il visitait régulièrement. Hors toute notion religieuse qui n’avait guère court en ces lieux, leur domicile était de réputation locale « La Maison du Bon Dieu » ainsi, aux beaux jours, lorsque la table était mise dehors sous le grand tilleul, il y avait toujours une chaise, une assiettée de soupe, un morceau de fromage et un verre de vin, pour le quidam qui passait sur la route à l’heure du repas. Un grand jardin dominait la cour, on y accédait par un long escalier de ciment, c’était le domaine de prédilection de Grand-Père qui y produisait largement en légumes et fleurs de quoi approvisionner toute la maisonnée. Outre le propriétaire, celle-ci accueillait mon Père, ma Mère et moi, ainsi que « Jeannette », la jeune bonne bien intégrée à la famille, chargée de prendre en charge les travaux de cuisine, ménage et entretien du linge. La maison pour cette époque était confortable, ma Grand-Mère dès son arrivée, y ayant fait installer l’eau courante, le chauffage central généré par la grande cuisinière, une salle de bains avec baignoire, ainsi que deux latrines, l’une avec cuvette pour les dames, l’autre «  à la turque  » pour les hommes. Voici donc ainsi dressé le cadre de cette merveilleuse «  aventure  ».

Malgré la distance relativement courte de 35 à 40 kilomètres entre Ligueil et Châtillon, par des routes pas toujours goudronnées, pour un séjour de 2 à 3 jours, ce voyage, à l’époque, se présentait comme une vraie expédition, qu’il convenait de préparer soigneusement.

Bien que titulaire du « Certificat de Capacité » à Conduire les Véhicules à Pétrole (retrouvé par la suite), mon Grand-Père Armand qui possédait bien une voiture (Peugeot 402 B achetée en 1939), n’était que peu familier de cette mécanique moderne et il en confiait donc totalement l’utilisation et l’entretien au grand plaisir de mon Père René. Il faut ajouter qu’en cette période, l’essence délivrée au moyen d’un distributeur manuel à levier oscillant, surmonté de 2 grosses ampoules en verre de 5 litres, qui alternativement se remplissaient et se vidaient, était déjà rationnée et obtenue à l’aide d’une allocation de « Bons ».

Modèle équipage de l’époque 1940 Modèle ultérieur 1950 avec pneumatiques

C’est donc en cabriolet, sorte de voiture anglaise attelée du cheval Marco, que nous faisions le trajet. La préparation consistait à faire ferrer Marco de frais, chez le maréchal ferrant et à bien nettoyer et vérifier les harnais et cette carriole, qui était équipée de deux grandes roues à bandage caoutchouc et de moyeux dont il fallait renouveler la graisse. Ce véhicule léger était pourvu d’une capote en cuir repliable et d’un tablier en cuir également destiné par temps pluvieux, à protéger les jambes des passagers assis sur la banquette. Fixées de part et d’autre, deux lanternes, rouge vers l’arrière signalaient la présence du véhicule et blanc vers l’avant, tentaient d’éclairer la route, ceci grâce à la lueur de simples bougies que l’on allumait dès que tombait la nuit. Un frein à manivelle permettait d’immobiliser le véhicule grâce à 2 sabots frottant sur les roues. Un long fouet à manche de bois dur prolongé de lanières de cuir tressées, terminées par une mèche coton, complétait l’équipement et il suffisait juste de le faire claquer en l’air d’un poignet expert, au-dessus de sa croupe, pour stimuler le brave Marco et le faire passer « du pas » au « trot ». Il faut dire que mon Grand-Père prenait grand soin de sa bête, emportant pour le trajet une Dame-Jeanne « d’iau et un siau » pour le faire boire, ainsi qu’une musette de picotin d’avoine concassée. Ultime précaution, une couverture et un caparaçon de toile cirée, étaient également embarqués dans la carriole afin de le couvrir et le protéger en cas de pluie.

Après avoir fait toilette, endossé son « costume du dimanche », chaussé ses brodequins cirés et changé de casquette, alors que moi j’abandonnais ma blouse d’école pour une tenue plus convenable, Grand-Père prenait les rênes et nous partions. De mémoire, cette randonnée devait bien durer entre 6 à 8 heures sur une journée, compte tenu des pauses, notamment celle du casse-croute empaqueté dans une grande serviette et bien calé dans un panier d’osier à couvercle, il était composé de tartines de pain, œufs durs, pot de rillettes, jambon ou petit salé, fromage et une pomme ou une poire pour le dessert, que Grand-Père m’épluchait avec grand soin à l’aide de son précieux couteau de poche . Sans oublier une chopine de vin rouge de sa vigne pour Grand-Père et une bouteille à limonade d’eau fraiche pour moi. Il était de tradition, bien sûr hors présence de mes parents, d’en jeter l’équivalent d’un verre et le remplacer par du vin « pur » afin de colorer mon breuvage. Après la pause, Grand-Père par de longs sifflets modulés faisait pisser son cheval, alors que nous faisions côte à côte le long du fossé un concours de jet. Je me souviens que dans le sens aller nous passions par le village de Ciran où Grand-Père faisait étape chez son copain sabotier, afin d’essayer et prendre livraison de son annuelle paire de « sabiots » de bois. Je revois parfaitement cette échoppe-atelier où tournaient des machines compliquées et bruyantes et les tas de copeaux blonds et odorants qui en sortaient, ainsi que tous ces outils tranchants bizarres maniés de mains de maître, qui permettaient l’ultime ajustage à la forme et leur finition.

Nous arrivions donc dans la soirée à Châtillon, où nous logions chez la bonne Tante Ninie (Eugénie) qui nous accueillait joyeusement avec son époux boucher de son état, Charles Signoret aux impressionnantes moustaches. Sa grande cour et ses dépendances permettaient de remiser notre carriole et surtout de conduire dans l’écurie à la litière garnie de paille fraiche, notre Marco face à une brassée de foin bien méritée. S’en suivait un plantureux repas de viandes qui ne faisait guère mon affaire, étant à cette époque de nature plus-tôt délicate. Tante Ninie le sachant me poêlait une petite cervelle d’agneau au beurre blanc avec cornichons hachés et un filet de vinaigre, une vraie merveille qui fondait en bouche. Ils n’avaient qu’une fille unique : Simone célibataire, qui avait quitté le pays pour Paris, employée chez un notaire ou un avocat, à « faire des écritures ». Après cette dure journée, je sautais dans un grand lit de plumes, en compagnie de Grand-Père en caleçon long et tombait alors d’un lourd sommeil, malgré ses ronflements tonitruants.

Le lendemain, visite à la famille, tout d’abord à la Tante Marie-Louise épouse de Henri Signoret frère de Charles, ainsi 2 sœurs, mariées à 2 frères, quasiment voisins puisqu’habitant en face, de l’autre côté de la rue. Eux également n’avaient qu’une seule fille Suzanne, un sacré numéro disait-on qui vivait tantôt avec eux, tantôt avec son copain Georges, drôle de loustic de réputation. Par la suite ses parents lui offrirent, jouxtant leur café-restaurant, une boutique de Mode et Frivolités ! Tante Marie-Louise s’occupait de son établissement qui avait bonne réputation et le charmant oncle Henri maraicher, outre l’approvisionnement de la cuisine de son épouse, vendait en gros et au détail les légumes de sa production. Pour l’aider dans cette activité, il possédait un adorable petit âne gris, qui pouvait être attelé à un charreton à son échelle, ainsi que tout l’attirail et l’outillage agraire, nécessaire à son labeur.

Famille Rousseau (5 garçons + 5 filles) vers 1905 et leur habitation à Châtillon/Indre de nos jours.

La visite suivante était pour la fameuse M’man, mon arrière Grand-Mère Louise, une vive petite bonne femme ayant « les pieds sur terre », toute habillée de noir avec une coiffe de dentelle et âgée à l’époque d’au moins 80 ans ( Grand-Père né en 1882 était second de la fratrie), qui accueillait ses « drôles » comme elle nous appelait, en les « bigeant » bruyamment sur les deux joues, dans sa cuisine impeccable où un feu brûlait dans l’âtre de la cheminée. A l’époque veuve d’un époux marchand de bestiaux, qui dit-on « buvait » et parfois la battait, elle avait connu une vie assez rude pour élever sa nichée de 10 gamins (5 garçons et 5 filles). Après m’avoir longuement questionné et servi un morceau de galette accompagné d’un verre de lait, lors de chacune de mes visites elle m’offrait une pièce d’argent de 10 ou 20 Francs. Je suppose devoir ce vif intérêt à la curiosité des résultats d’une éducation nouvelle, due à ma Mère institutrice et ces largesses au fait que j’étais son seul arrière- petit-fils ; en effet de ses 10 enfants sur les 8 survivants mariés, seul mon Grand-Père lui avait donné un petit-fils René, mon Père et à l’époque un unique arrière-petit-fils, moi. Tous ses autres enfants n’avaient pu lui présenter que 7 petites-filles, ce qui à l’époque où les filles étaient considérées comme quantité négligeable, lui semblait un sérieux handicap et une préoccupation pour la renommée et la transmission du nom de famille. Ensuite elle discutait, d’un débit de paroles rapide et saccadé et parsemé de termes patois du Berrichon, que je ne comprenais pas toujours, je suppose des nouvelles et affaires de famille avec mon Grand-Père, pendant que l’on m’envoyait jouer devant sa modeste longère, prolongée sur la droite par une vaste grange, l’ensemble faisant face à la route de Loches où passaient des charrettes hippomobiles, dont Louise ramassait précieusement le crottin pour fumer son jardin, quelques troupeaux de vaches et de rares voitures que l’on entendait venir de loin.

Outre les personnes citées, la famille se complétait du frère ainé Aimé Désiré, qui avait quitté le pays pour Arpajon en région parisienne, où il aurait « fait fortune » en tant que marchand de chevaux grâce à des marchés juteux avec l’armée, en ces derniers temps encore très consommatrice. Venaient ensuite Jeanne, mariée à un dénommé Podevin, Georgette mariée à Albert Machefer, ils habitaient Ligueil mais ne sais pour quelle raison, nous ne les fréquentions point. La dernière fille Germaine Juliette était mariée à un dénommé Rabier que je n’ai jamais connu. Puis venaient ensuite les deux autres frères décédés, l’un de la grippe espagnole, l’autre à la guerre de 1914/18.

L’attraction primordial du voyage était la fameuse foire du vendredi, renommée tant pour son marché aux bestiaux que pour ses commerçants ambulants installés Place du Champ de Foire, en face de chez l’Oncle Marcel, frère cadet de mon Grand-Père, qui bien sûr y retrouvait ses anciens copains d’école (qu’ils avaient dû quitter très tôt) et surtout de jeunesse. Une grande partie du temps s’y passait donc à la terrasse des bistrots à discuter et refaire le Monde, face à une chopine de vin. Pour ma part, après avoir bu « une petite grenadine », j’avais tout loisirs de déambuler seul et de rêver entre les divers étals, afin d’admirer les merveilles des dernières technologies d’outillages, quincaillerie, coutellerie, radio, telles que j’avais pu les découvrir les soirs de veillée sur le merveilleux catalogue de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne, au milieu des cycles « l’Hirondelle » et des fusils « Robust » ou « Simplex ». A midi tout ce petit monde se retrouvait au restaurant de la Tante Marie-Louise, qui aidée de 2 ou 3 alertes filles faisait exceptionnellement ce jour le plein de ses tables, proposant à déguster ses rustiques spécialités : poule au pot, civet de lapin, sauté de mouton, tête de veau, blanquette de veau, pot au feu, chou farci ou autre nourrissante mignardise…

L’Oncle Marcel était le plus jeune et le plus « moderne » de la fratrie, son épouse Jeanne, une grande femme brune nous accueillait avec plaisir, ainsi que leur une fille unique Pierrette, qui avait 3 ou 4 ans de plus que moi et qui réside actuellement dans les Pyrénées à Céret, où je continue de l’appeler de temps à autre. Ils vivaient dans une grande maison avec jardin, face à la Place du Champ de Foire. Comme mon Grand-Père il exerçait la profession d’équarisseur, qui à l’époque et malgré sa triste réputation, « nourrissait bien son homme » du fait dans la région d’un cheptel bovin et ovin important et de l’utilisation courante de nombreux chevaux de trait, les tracteurs n’ayant fait leur pétaradante apparition qu’après-guerre dans les années cinquante. Nous profitions de son téléphone, modèle considéré aujourd’hui comme antique, en bois verni avec manivelle (le 44 à Châtillon) pour appeler l’opératrice des PTT et être mis en communication avec la maison de Ligueil (le 15) pour donner de nos nouvelles afin de rassurer ma Mère et préciser l’heure de notre prochain retour.

Une autre visite qui s’imposait, celle du cimetière, où main dans la main, car sans doute un peu intimidé par le silence et la solennité des lieux, Grand-Père me conduisait par les allées sablées, en faisant des poses plus ou moins longues, devant des sépultures plus ou moins bien fleuries ou entretenues, afin de me raconter l’histoire de tous ces gens disparus, dont il gardait émouvant ou joyeux souvenir…

Après moultes recommandations, accolades et embrassades, le trajet retour se faisait via une étape à Betz-Le -Château, où Grand-Père rendait visite de courtoisie au Sieur Pierre Michaud. Cet éminent personnage dont j’ai supposé des liens de parenté avec feu ma Grand-Mère Berthe Alphonsine et même avec son Père, mon arrière-Grand-Père, Auguste Pierre Bruneau toujours vivant à l’époque (car décédé en 1945) restait donc pour moi un peu énigmatique. Son côté austère et sentencieux ne m’attirait guère, mais faisait pourtant l’objet d’une vive admiration de la part de mon Grand-Père.

A la réflexion cette expédition, hors d’un milieu familial assez restreint dans lequel j’étais immergé à longueur d’année, s’avérait très enrichissante d’un point de vue intellectuel, par la connaissance de lieux, de gens, de coutumes, de conversations nouvelles. Ainsi, avec l’Oncle Charles dans sa boutique de boucherie, avec son grand tablier blanc, son fusil pendant à la ceinture et son art de faire tomber le fil en y faisant chanter la lame, sa feuille, son couperet, sa scie, son billot de bois, sa pelote de ficelle servant à lier les rôtis, son dévidoir de papier « sulfurisé » pour les emballer et surtout sa panoplie d’impressionnant couteaux. A ce sujet il sollicitait Grand-Père « Pendant que t’es là Armand, peux-tu me prêter la main pour tourner la manivelle, c’te sacrée Ninie pour ça ne vaut quasiment rin, au début elle tourne comme le Père Léon sa vielle, quand il nous fait danser la mazurka, après elle est obligée d’y mettre les deux mains !». Nous nous dirigions alors vers un coin de sa grange où la partie inférieure d’une antique meule circulaire en grès, trempait dans une auge d’eau rouillée. Toute la panoplie des couteaux dont certains n’avaient plus qu’un moignon de lame à force de service, passait alors à l’affutage, avec pour chacun son histoire, et sa spécialité. Dans la boutique carrelée de blanc, les quartiers de viandes étaient pendus à des crochets ou sortis des multiples portes de son impressionnante glacière en bois verni, qu’il fallait approvisionner en pains de glace… L’Oncle Henri avec Grand-Père qui avait fait un apprentissage d’horticulteur et dont le jardinage était passion, discutait de semis, de repiquage, d’arrosage, de fumure, de traitement avec la fameuse bouillie Bordelaise et nous repartions toujours avec des sachets de graines et des plants enveloppés, avec maintes précautions dans de journaux mouillés. Chez l’Oncle Marcel on parlait surtout du métier, du cours des os, des peaux ou du suif, ainsi que des premières directives administratives tendant à normaliser une profession qui n’avait jusqu’alors que peu de contraintes.

En fait tous ces gens avaient l’air heureux de leur métier et de leur sort, on n’y parlait guère (devant moi peut-être ?) de gains et d’argent. Les seules allusions étaient des estimations de bétail, en « pistoles » terme de maquignon dont je n’ai jamais su exactement la valeur. Je profitais donc durant ces quelques jours et sur le tas, de vraies leçons de choses, morales et sociales, dignes de m’ouvrir l’esprit aux choses de ce monde. En règles générales les gens ne se plaignaient pas, comme à notre époque, malgré leurs conditions de vie parfois assez précaires. En ces pays campagnards ils avaient tous un jardin, un poulailler, parfois des lapins qui assuraient le plus gros de leur intendance. Pour le reste je pense que la notion de pauvreté et de misère qui en découle, provient surtout de la découvertes de biens nouveaux, qu’ils auraient eu peine à imaginer et dont la jouissance leurs serait interdite, alors que pourrait en bénéficier leur proche entourage. Ici du fait de leur vie sédentaire et des mêmes conditions assez modestes de leurs proches, tout sentiment d’envie et de jalousie de possession s’en trouvait, sans doute par routine et résignation, fort atténué. Il y avait bien sûr l’éventuel exemple du châtelain et de quelques notables locaux, mais il ne serait venu à personne l’idée même d’envier un tel train de vie. Un peu comme si aujourd’hui vous n’auriez pas la sagesse et la clairvoyance de vous résigner à ne pouvoir atteindre les possessions et usages de l’extravagant standing des Grands de ce Monde. Tels les savoureux détails et leurs évaluations complaisamment vantés aujourd’hui par les médias, afin de les faire miroiter et fantasmer tous les gogos avides et perpétuellement chagrinés, de ne pouvoir rejoindre un jour les félicitées de ce suprême paradis.

Quatre-vingts années plus tard, peut-être dois-je ce détachement et cet état d’esprit, à ces quelques jours d’imprégnation familiale Berrichonne ?? « Si tu veux être heureux mon drôle, n’envie jamais ce qui est hors tes moyens, faut jamais péter plus haut qu’on a son cul » !! Et pour péter il en connaissait un rayon l’Ancien, surtout après s’être régalé de son plat de prédilection : fayots froids, avec œufs durs, salade de pissenlits à l’huile de noix et croutons aillés ; ces fameux « cocus » qu’il récoltait et faisait blanchir dans son jardin pour les rendre plus tendres, abrités de la lumière sous un pot de fleur retourné. Merci et au revoir Grand-Père !!

2 Comments

  • Merci à la famille Rousseau pour ce retour, très agréable et nostalgique, dans les couloirs du Temps …

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